Syndrome de Stockholm
J’ai l’habitude de dire que dans la vie, il n’y a que trois choses rigoureusement indispensables : respirer, manger, dormir. Tout le reste n’est que superflu. Un humain peut techniquement passer sa vie entière sans faire autre chose, j’omets volontairement, et dans mon cas c’est plutôt inhabituel, tout ce qui concerne le côté pipi-caca des choses. Oui parce que même si j’en connais qui ont essayé d’arrêter, le corps doit rejeter ses déchets. D’ailleurs pendant très longtemps la vie des Hommes se résumait à chercher de quoi se nourrir. Les deux seules activités annexes étaient d’une part de concevoir une progéniture, ce qui n’est pas indispensable à la vie propre d’un individu, la preuve en est que nombre de nos congénères ont le bonheur de n’avoir jamais d’enfant, et d’autre part de se protéger des prédateurs. Alors certes cette dernière activité permet de rallonger son espérance de vie, mais on peut imaginer un homo sapiens vivant dans une région dépourvue en bête féroce, et ayant eu une vie relativement paisible. Respirer, manger, dormir donc. Mécaniquement cela suffit à faire vivre un humain. Parler, apprendre, aimer, pratiquer un art, écrire, que sais-je encore, tout ceci n’est pas indispensable. Cela représente un avantage certain dans l’appréhension de la vie, j’en conviens, mais on peut vivre sans parler, sans apprendre, sans savoir ni lire ni écrire, ni même sans éprouver le moindre sentiment moral. J’en veux pour preuve que les personnes dans le coma sont des personnes vivantes et pourtant ne font rien de tout cela. C’est un exemple extrême, certes, mais cela prouve le bien fondé de ce raisonnement très cartésien.
Pourquoi je vous emmerde avec cette philosophie de comptoir ? Parce que depuis quelques semaines je vis à mon corps défendant une expérience assez pénible. Madame Phénix et moi-même ayant lâchement abandonné le combat que nous aurions dû mener contre Benjamine, nous sommes en très grand déficit de sommeil. Tel un agent de la Stasi de la grande époque, notre fille nous torture nuit après nuit. Son mode opératoire est bien rôdé maintenant. Ça commence avec l’obligation, quasi légale, tout du moins ressemblant de très près au concept d’acquis social, pour ma pomme de rester avec elle sur son lit jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Et ce, même si, épuisé par plusieurs nuits difficiles consécutives, j’aurais plutôt tendance à vouloir m’allonger sur mon lit plutôt que de rester assis sur le sien. En général, ça prend une petite demi-heure. On pourrait penser qu’une fois endormie, Benjamine nous laisserait tranquille. Que nenni ! Invariablement, tous les soirs entre 23h30 et 1 h du matin, j’entends les petits pieds de ma fille sur le lino qui se rapprochent. Et encore je ne devrais pas me plaindre, car au début Benjamine venait en pleurant, maintenant elle reste silencieuse. Enfin tant que je débarrasse ma moitié de lit rapidement. Sinon elle crie « Allez…Allez » jusqu'à ce que je me lève. Bon j’exagère, parfois, dans sa grande bonté, elle vient se glisser sans bruit entre Madame Phénix et moi. Ce qui finit toujours pas nous réveiller puisqu’elle bouge autant en dormant qu’un condamné à mort sur la chaise électrique. Et là je ne vous parle pas des fois où Benjamine pousse le vice à ramener sa fraise alors que je suis couché depuis cinq minutes à peine…
Bref toutes les nuits sans exception, je dois me lever pour changer de lit pendant la nuit. Et après je n’ai plus qu’à croiser les doigts pour que je me rendorme très vite derrière ce transfert. Souvent ça arrive, puisque je dois désormais être programmé comme tel. Mais ce n’est pas tout. J’ai suivi le fameux régime Dukan l’année dernière, avec succès somme toute. Depuis ce temps, j’élimine beaucoup plus qu’avant. On en revient aux besoins naturels incontournables à la marche de la machine humaine. Et donc touts les nuits vers 4-5 heures du matin, il faut que je me relève pour aller pisser. Deuxième coupure… Je résume : dans le meilleur des cas depuis des semaines, je me couche vers 22h, je me relève vers minuit (pour arrondir), puis vers 4-5 heures et ensuite 6 h 20. Dans le pire, comme cette nuit, ma nuit s’achève à 1h30 du matin et ensuite je tourne et vire jusqu’à l’aurore. Autant dire que mes nuits tiennent plus de l’omnibus que du direct. Lorsque mon réveil sonne, je n’ai plus qu’à présent qu’une idée en tête : « vivement ce soir que je me couche ». Je n’ai plus envie de rien d’autre, à part manger il ne faut pas déconner non plus. Plus envie de lire, de m’informer, de réfléchir, d’écrire, de travailler (bon ça change pas beaucoup de d’habitude ça, mais j’ai la chance de ne pas trop avoir de pression au bureau), plus envie de rien du tout à part dormir, et donc manger. J’ai l’impression d’être spirituellement vide, sec, de n’être plus qu’un corps qui ne demande qu’à remplir ses fonctions vitales.
Et comme cela arrive parfois avec les victimes de mauvais traitements, je n’arrive pas à en vouloir totalement à mon petit bourreau qui n’oublie jamais d’exercer ses talents avec un lapin ou un cheval en peluche.